Dès les années 1920, la photographie est devenue de plus en plus présente pour immortaliser les grands événements dans le Sud du Nigéria. Durant les importants changements politiques qu’a connu le pays entre 1920 et 1960, cet élément du 8ème art a été un témoin de premier rang de la révolution sociopolitique des femmes yoruba qui faisaient parler d’elles à travers leur code corporel et vestimentaire bien particulier. Voici quelques éléments présentant comment ce dernier a servi d’instrument de revendication des droits des femmes au Nigéria.
Les femmes Yoruba, l’habillement et la sagesse Yoruba
« Kí òyìnbó tó dé la ti ńwọṣọ » : Nous portions des habits bien avant l’arrivée de l’homme blanc. – Proverbe YorubaCLIQUEZ POUR TWEETER
Même si la colonisation est venue bouleverser les attitudes et les habitudes sur le continent noir, les femmes Yoruba ne se sont pas détachées pour autant de leur code corporel et vestimentaire traditionnel. Cependant, pour ne pas perdre les opportunités que la présence coloniale offrait également dans la société, elles ont su intelligemment combiner les deux modes pour revendiquer leurs identités socioculturelles, religieuses et politiques dans leurs pays. On peut encore deviner aujourd’hui sur les photographies des pionnières de la lutte pour les droits des femmes au Nigéria, différents messages que ces femmes communiquaient à travers la manière dont elles se posaient et s’habillaient, chacune ou en groupe.
« Bí a wọṣọ ìṣẹ́ wọ̀ ilú, igbákígbá ni wón fi í bomi fún ni mu » : Quand on s’habille en loque pour aller en ville, on nous sert à boire dans une calebasse minable. – Proverbe Yoruba.CLIQUEZ POUR TWEETER
Qu’elles soient habillées en tenue locale et/ou moderne, les femmes Yoruba du Nigéria ont réussi à faire du vêtement un véritable instrument pour s’exprimer individuellement et/ou collectivement durant la période coloniale. On pouvait deviner le rang social des femmes Yoruba rien qu’à travers leur posture qui leur permettait également d’exprimer leur féminité lors des sorties publiques ou sur les photographies.
« S’habiller, chez les Yorubas, est une condition sine qua non à la vie. S’en passer est comparable à un oiseau essayant de voler sans ailes. Les Yorubas croient que l’habit est une partie essentielle de la vie et ils vont dans la plus grande mesure s’habiller de façon appropriée et à la mode. » – Oyeniyi, Dress and identity in Yorubaland 1880-1980.
« ki a wọṣọ gídí jé nkan pàtàki fun ọmọlúàbí. » : Savoir s’habiller correctement est une qualité de l’ọmọlúàbí. – Dicton YorubaCLIQUEZ POUR TWEETER
Les Yoruba désignent par l’appellation ọmọlúàbí, le sage, toute personne qui présente toutes les qualités morales les plus estimées dans leur culture à savoir le respect (de soi, des autres et surtout des aînés), l’honnêteté, la solidarité, la résistance aux vices, l’amour du travail bien fait, l’assiduité, le courage, et bien évidemment la décence dans l’habillement, pour ne citer que celles-là. Les militantes Yoruba présentaient ces qualités. A travers leurs habillements et leur code corporel, on pouvait distinguer plusieurs classes.
Impact de l’école coloniale sur le code corporel et vestimentaire des femmes Yoruba
L’éducation coloniale a offert des opportunités à la femme nigériane. Comment se parer et s’affirmer en société, est l’une d’entre elles. La ville d’Ibadan est connue comme étant l’un des bastions de l’engagement féminin au Nigeria. D’ailleurs, les élèves de ses anciennes écoles coloniales ont créé les premières associations de femmes qui y ont émergé. Sur les différentes photographies de cette époque, on voit les élèves-femmes dans une posture bien particulière. Epaules droits, mains jointes et posées sur les cuisses, chevilles croisées et fléchies vers l’arrière, Sara Panata les présente dans son article « Les militantes yorubas se mettent en scène : la politisation du corps habillé à l’époque coloniale » comme « une posture sage et respectable que le système colonial leur a imposée ».
Une fois les bases du code corporel et vestimentaire colonial maitrisées à l’école, les femmes Yoruba instruites en faisaient usage dans la société. Parmi elles, nous distinguons deux catégories. Celles qui l’utilisaient de façon occasionnelle au côté du code traditionnel juste pour marquer leur proximité également avec la mode occidentale, et celles qui l’adoptaient plus souvent pour marquer une prise de distance avec le Nigéria traditionnel et par ricochet une proximité avec la société occidentale. Cette attitude représentait un signe de l’élévation socioéconomique pour les femmes.
Les premiers mouvements de militantisme des femmes Yoruba
En plus du mode d’habillement, la culture Yoruba dispose également de ses propres codes corporels dans la société. L’un des ceux-ci est la position d’un individu dans une photographie de groupe, respectueusement à son rang social. En effet, ici la disposition est concentrique, c’est-à-dire, plus votre rang social est élevé, plus votre position tend sur les photographies, vers le centre du groupe où reste assise la principale personne, la plus importante, la première responsable… La seconde personnalité du groupe reste aussi assise à gauche de la première, et les autres pour la plus part moins importantes restent debout.
Pour exprimer leur africanité, leur attachement à leur culture ou encore leur nationalisme, les femmes Yoruba sur les photographies portent des tenues locales. Il s’agit de :
- Bùmbá: une chemise sans bouton avec un décolleté rond,
- Tòbí : un pagne court noué autour de la taille et attaché par un fil ou des perles de hanche,
- aṣọ : un pagne relativement long (au dessous des genoux) attaché autour de la taille et sur le tòbí,
- Gèlè : foulard, un pagne noué autour de la tête selon des techniques Yoruba.
Notons que le bùmbá était au départ propre aux chrétiennes converties. Ce n’est qu’au début des années 1900 qu’il perdit à petit coup ce statut distinctif en se faisant adopté par l’ensemble des femmes peu importe leurs religion. La prestance des femmes Yoruba dans leur habillement demeure symbolique même individuellement. La valeur des accoutrements renseigne aussi sur le rang social. Les femmes Yoruba qui pouvaient porter des tenues « complètes » à l’époque, avec des sandales et de nombreux autres ornements tels que les parures ou encore le aṣọ oké, appartenaient à une élite économique. Ce facteur présent dans les mouvements de femmes à Ibadan marque une différence entre les mouvements de femmes de cette ville et ceux d’une autre ville du Nigéria : Abéokuta, où Madame Funmilayo Ransome-Kuti dirigeait l’AWU (Abeokuta Women’s Union).
L’Abeokuta Women’s Union et la vision de Mme Ransome-Kuti
Abeokuta est l’une des villes du Nigéria dont les femmes ont été marquées par une grande division économique avant le début des années 1940. On avait d’un côté les femmes instruites (awón onikaba : celles qui portent une jupe, l’élite), et de l’autre côté les marchandes (awón arósọ : celles qui nouent le pagne). Sous la présidence de Funmilayo Ransome-Kuti, l’AWU s’est donnée pour objectifs de rassembler les femmes au-delà de toute ségrégation ou classe sociale. Dans sa volonté de ne faire qu’un avec les marchandes et de militer ensemble d’une seule voix, l’élite auquel appartenait Madame Kuti ne portait que des tenues Yoruba, et évitaient toute tenues de culture occidentale afin de ne laisser apparaître aucune différence socioéconomique à travers le code corporel et vestimentaire. Toutefois, il faut souligner que de subtiles variations étaient introduites dans ces tenues locales par certaines femmes de l’élite afin de mettre en évidence leurs distinctions sociales.
Ces mêmes codes visuels étaient exploités par Women Movement of Nigeria, le premier parti politique féminin du pays sans distinction aucune, fondé en 1952 sous la direction d’une journaliste et directrice d’école dénommée Mme Adekogbe. On y retrouvait des membres de l’élite, mais également des commerçantes dont les dispositions sur la plupart des photographies (les jambes sont écartées, les épaules relâchées, les mains posées négligemment sur les jambes) restent éloignées des normes occidentales imposées par l’école coloniale.
Les mouvements de femmes Yoruba selon la religion : cas d’Isabatu-deen Women society
Le militantisme des femmes Yoruba a touché toutes les couches de la société. Pendant que certaines militantes s’organisaient en fonction de leur niveau d’éducation, d’autres organisations étaient fonction de la religion. L’Isabatu-deen Women Society est l’une d’entre elles. Fondée en 1958 à Ibadan par 11 riches musulmanes de l’époque, elle a été dirigée par Mama Humuani Alaga, une influente marchande d’Ibadan entre 1940 et 1960, avec pour objectif de réunir les femmes musulmanes pour lutter d’une seule voix contre les problèmes qui les affectaient, elles et leurs enfants.
Le code corporel et vestimentaire, permettait ici non seulement d’affirmer sa conception de la place de la femme dans la société, mais il permettait aussi de mettre en avant sa religion. Les militantes de cette organisation portaient souvent une voile appelée ìborùn, pour se couvrir la tête (instrument de l’identité musulmane avant l’arrivée de l’hijab), et nouaient le foulard Yoruba appelé gèlè. Celles parmi elles qui avaient déjà effectué le pèlerinage à la Mecque, portaient en plus un chapeau rigide appelé aga chérif.
L’unité des femmes Yoruba dans la période coloniale et à la veille des indépendances
Les femmes Yoruba de cette époque portaient aussi des habits conçus dans le même tissu lors des sorties officielles de leurs organisations. Les Yoruba qualifient ces tenues de aṣọ-ẹbí, ce qui désigne vêtements de famille. Même aux rendez-vous internationaux auxquels ces femmes étaient conviées, elles portaient leurs tenues locales aux côtés d’autres grandes femmes de ce monde comme pour exprimer leur africanité et leur attachement à leur culture traditionnelle.
Face à leur incapacité à participer aux événements internationaux à cause des problèmes de financement, les militantes du Nigéria (plus précisément celles de Ibadan et Lagos) ont fondé en 1959 le Nigerian Council of Women’s Societies (NCWS), devenu un an plus tard National Council of Women’s Societies. Sur les photographies de ce mouvement d’union nationale, les codes corporels et vestimentaires sont multiples. Cela montrait visiblement la volonté de ces braves militantes des droits des femmes a s’unir au-delà de la classe socioéconomique, la religion, le niveau d’éducation ou toute autre distinction entre les nigérianes à la veille de l’indépendance du pays.
Le code corporel et vestimentaire des femmes Yoruba a varié en fonction des époques. Entre 1920 et 1940, la mode était en faveur de l’appartenance à une élite instruite dont les comportements et habitudes vestimentaires ont été codifiées par des normes de l’école occidentale. Le début du militantisme sociopolitique de ces mêmes femmes au milieu des années 1940 a été marqué par une profonde africanisation du code corporel et vestimentaire comme pour exprimer librement leurs identités économiques, politiques ou encore religieuses. Les diverses photographies montre une nette politisation de la présentation de soi par ces femmes Yoruba et ont permis de mettre en avant les différents changements qu’a connu la société nigériane entre 1920 et la veille des indépendances en 1960.
Sources:
- Sara Panata, « Les militantes yorubas se mettent en scène : la politisation du corps habillé à l’époque coloniale » , in Genre & Histoire, 18, Automne 2016 (sous licence Creative Commons Attribution)
- BIOSE A., “The peerless legacies of a matriarch” in Daily Times, 19 février 2003, p.13
- OYELAKIN O.A., Women in Ibadan Politics, 1893-1960
- FUNMILAYO RANSOME-KUTI: the lioness of lisabi, nigeria’s foremost suffragist, women’s right activist and the mother of Fela Anikulapo-Kuti
- The 3 Most Influential Nigerian Women That Ever Lived – Politics – Nairaland
Ne ratez plus aucune de nos publications ;-)